Par @jfschaff, le 2023-12-19

Publié pour la première fois le 25 juillet 2023 en français sur LinkedIn

La condition des jeunes chercheurs français est déplorable et continue de se dégrader

Gros malaise à la vue de ce post qui m'évoque un sujet qui me tient à coeur !

https://www.linkedin.com/posts/jfschaff_more-like-develop-new-algorithms-as-a-phd-activity-7089561567226200064-hwpF

Quelques éléments de contexte : il est publié par un Partner d'un grand cabinet de conseil. Ce Monsieur gagne peut-être 300k, 500k, s'il est Senior peut-être 1M€+ de revenu brut les bonnes années.

Il reprend un ancien étudiant-chercheur qui se plaint des salaires bas des jeune chercheurs et a la mauvaise idée de dénigrer par la même occasion le travail de ces cabinets et des dirigeants de grandes boîtes. On voit bien que le post initial est humoristique, mais il est repris au 1er degré par le Partner.

La réponse de sa part est claire :

On crée tellement de valeur qu'on mérite largement notre revenu.

Ce que je ne conteste pas. Il y a effectivement énormément de valeur créée à faire tourner de grosses boîtes et à optimiser leur fonctionnement, ce que font les big five et autres cabinets de consulting. Ces métiers ne méritent pas d'être dénigrés.

Le malaise vient avec le message implicite sous-jacent :

Un PhD ne mériterait pas plus de 30k€ brut par an parce que, lui, ne créerait presque pas de valeur.

C'est là qu'il y a un GROS MALAISE.

Cette idée est dans la tête de nos dirigeants depuis au moins l'époque Sarkozy, et a des conséquences désastreuses sur le monde académique.

J'aimerais vous en parler à travers le prisme de la condition des jeunes chercheurs en France, que je connais bien pour avoir été doctorant de 2008 à 2011, puis postdoc à Vienne en Autriche jusqu’en 2014, avant de travailler dans une startup française très liée au monde académique jusqu’en 2018, dans la région de Bordeaux.

Il faut un message clair, alors le voici :

LA CONDITION DES JEUNES CHERCHEURS FRANÇAIS EST DÉPLORABLE

Et “condition” veut dire salaire d’abord, mais aussi l’état des universités, les moyens alloués pour qu’ils puissent faire leur travail dans de bonnes conditions. Pour un expérimentateur, il peut s’agir d’avoir accès à quelque 100k€ au début de sa carrière pour démarrer une expérience.

Les chercheurs n’en parlent pas parce qu’ils ne connaissent rien d’autre. Les jeunes sont peu informés, ils suivent leur passion. Ils leur faut du temps avant de comprendre où ils sont tombés. Quand leurs amis, qui ont suivi d’autres voies, commencent à gagner 2 fois leur salaire, seulement quelques années plus tard… Quand leurs collègues dans d'autres pays évoluent alors qu'eux restent coincés dans des situations d'inconfortable pauvreté personnelle, et de leurs structures d'accueil.

Pour illustrer cette situation, souvenez-vous du grand débat. Il s’était terminé par un “Grand Débat des Idées avec des intellectuels”.

Une chose m'avait frappée : les interventions de deux pontes de mon domaine de recherche, la physique quantique. Claude Cohen-Tannoudji, prix Nobel 1997, et Serge Haroche, prix Nobel 2012.

Chaque “intellectuel” (surtout des chercheurs) présent ce jour là avait une unique question au Président. Un balle dans le chargeur. Tous les deux, qui se connaissent très bien et s'étaient concertés en préparant leurs interventions, avaient fait le choix d’interpeller le Président sur le même sujet : la condition des jeunes chercheurs.

Serge Haroche sur le sujet, lors de cet échange datant de mars 2019 :

Parmi les handicaps dont nous souffrons, il y a d'abord [...] les conditions inacceptables de début de carrière des jeunes chercheurs. Il y a également le manque de financement récurrent des laboratoires et la difficulté croissante à retenir en France des chercheurs de réputation internationale. Ces problèmes concernent aussi bien la recherche fondamentale que la recherche appliquée.

La France est encore loin de consacrer 3% de son PNB à la recherche, comme elle s'y est engagé à Lisbonne il y a près de 20 ans.

Ensuite Claude Cohen-Tannoudji, quelques instants plus tard :

Malheureusement, maintenant je rencontre de plus en plus de jeunes gens et de jeunes filles [...] qui voudraient faire une carrière de chercheur, et qui [...] sont très vite découragés par la difficulté d'obtenir un poste — il y en a de moins en mois — et par la difficulté, une fois qu'ils ont obtenu un poste, après plusieurs année, de ne plus avoir de crédits récurrents pour entreprendre des expériences.

Je pense qu'il faut corriger cette situation, parce que je pense très sincèrement que soutenir la recherche, soutenir les jeunes qui ont envie d'en faire, est le meilleur investissement que puisse faire notre pays.

Pourquoi cette double interpellation sur un même sujet ?

Parce qu’ils sont intelligents. Ils ont bossé leur sujet, réfléchi, et ils sont arrivés à la conclusion qu’il s’agit du sujet je plus important à mettre sur la table présidentielle. Peut-être le seul qui importe vraiment pour l'avenir.

Sans une amélioration, la recherche française est condamnée dans les 10 à 20 ans.

Je prédis que si rien n’est fait pour renverser cette tendance, notre recherche continuera à sombrer. En conséquence, dans les années à venir, nous n’aurons plus de prix Nobels, plus de médailles Fields et tout autre indicateurs objectif sera dans le rouge.

La recherche fondamentale génère un retour sur investissement difficile à percevoir, car très tardif.

Exemple : le transistor, qui est à la base de toute l'electronique moderne. L'histoire débute peut-être avec Faraday en 1833 qui découvre ce qu'on appellera ensuite la semi-conduction. Elle se poursuit par des avancées successives dans la connaissance en 1839, en 1879, puis entre les deux guerres. En 1947, Bardeen, Shockley and Brattain découvrent l'effet transistor. Après la seconde guerre mondiale, les premiers entreprises sont créées.

Aujourd'hui, le marché mondial correspondant se compte en trillion de dollars par an.

Ce marché n'existerait tout simplement pas sans les recherche fondamentales initiales. Mesurez à quel point notre monde serait différent.

Continuer de faire couler la recherche fondamentale, notamment en ne rémunérant pas bien les jeunes [...] est une erreur historique.

Autre exemple : le laser. La phénomène de base est prédit en 1917 par Einstein. Avancées en 50, puis en 53, jusqu’au laser en 1960. Aujourd’hui, il est à la base d’un nombre incalculable d’applications dans toutes les industries.

Idem avec la recherche sur le nucléaire : la bombe, puis le civil et les centrales, et aujourd’hui la fusion contrôlée, etc.

Penser que la seule façon de mesurer l'intérêt d'une activité humaine serait de mesurer la valeur ajoutée produite dans l'année, ou dans les 5 ans, est une sottise monumentale.

Continuer de faire couler la recherche fondamentale, notamment en ne rémunérant pas bien les jeunes, ce qui les poussent à faire autre chose, et en finançant exclusivement les applications à court terme comme c’est le cas actuellement (5 à 10 ans), est une erreur historique.

Je ne sais pas si nous pourrons nous en remettre. Il est peut-être déjà trop tard.

Références